CHAPITRE VIII
RÉSUMÉ : Mack, enfermé dans Ulm.
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Il était deux heures moins vingt du matin.
Une heure plus tôt, la divine Spatenbräu, cette fois habillée d’une pudique robe imprimée, timide comme une petite fille sage, était venue, menée la main dans la main par Larchicharly, saluer les deux clients enthousiastes.
Bonape, qui pensait de plus en plus fort à la bagarre mijotée l’avant-veille et dont le coup d’envoi était incessant, avait su dominer ses sentiments et remettre à plus tard les déloyales manœuvres de rentre-dedans auxquelles sont accoutumés les sultans quand ils se branchent sur des minettes. On s’était donc contenté d’échanger quelques banalités sur les possibilités de gloire offertes à la donzelle par le Noisy-le-Sec Palladium que Coco avait présenté comme l’antichambre du Metropolitan Opera de New York. Mais la conversation, menée de main de maître, s’était vite alanguie pour des raisons voulues. Et, deux minutes après le dernier compliment, un ronronnement modeste avait averti le stratège que le plus coquin séant du monde s’était juché sur son Solex et filait vers Lanzac.
Bonape en fut satisfait. Son plan exigeait qu’en compagnie de Coco il restât seul avec Larchicharly.
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À deux heures moins cinq, Bonape posa cinquante tickets sur la table et déclara d’une voix catégorique, en fixant Larchicharly :
« Charly, on se tape la dernière et on rentre se coucher, Coco et moi. Emmenez cette monnaie et mettez la différence dans votre poche ! Z’êtes bien poli et je sais ce que c’est, la jeunesse ! »
Le neveu Laustrique fut ébloui pour de bon. Cinq bouteilles à cinq mille, ça ne faisait que vingt-cinq mille. On lui en filait cinquante. Cent pour cent de pourboire ! Ce mec était de première. Il résolut de lui montrer qu’il n’était pas non plus un loufiat. Il se fit seigneur à son tour.
« D’accord, m’sieur Talma. Mais on boit la dernière. Et elle sera pour moi. »
Bonape acquiesça. C’était juste ce qu’il voulait :
« Alors, va la chercher, fils, parce qu’il est bientôt deux heures et que je suis pas couche-tard ! »
Le neveu Laustrique disparut dans l’office.
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S’il voulait réussir à l’aube son coup sur les viviers du Père François, Bonape devait d’abord neutraliser le Mac’, ce bonhomme au sujet duquel Maurice Perrigaud lui avait fourni des renseignements si précieux. Le Mac’, de son vrai nom Gaston Maréchal – une terreur – était un ancien bûcheron devenu bistrot. Il tenait La Cognée, à Souillac. Un programme ! Coléreux comme un ours et vicelard comme une fouine, il régnait sur les quelques mauvais garçons de la ville, et les honnêtes gens changeaient de trottoir sitôt qu’ils apercevaient sa hure.
Laustrique, en vieux paysan madré qui n’en était pas à un scrupule près et qui s’était fait un certain nombre d’ennemis dans cette région où on a l’arrière pensée broussailleuse, l’avait engagé, quelques années auparavant, comme garde du corps. Ce qui signifiait que, quand le Père François sentait qu’il y était allé un peu fort et qu’on allait tenter de lui frotter le nez pour le lui faire comprendre, il bondissait sur son téléphone et appelait le Mac’ au secours. Celui-ci rappliquait vent du bas, généralement accompagné d’une paire de châtaigneurs bénévoles. Dès lors, tout s’apaisait du côté des Viviers Laustrique. La stature en forme d’abri bétonné du malabar-chef et de ses aides-bourreaux remettait les choses en place par la vertu de leur seule présence. Et la paix se rétablissait, après ce petit malentendu, autour d’une bonne bouteille de vieux cahors.
Bonape savait donc que le chemin de la victoire passait par l’écrasement du Mac’. Il avait décidé, courageusement, de s’attaquer, d’entrée de jeu, à celui-ci, le charme à Larchicharly ne servant qu’à attirer le nommé Maréchal dans un guet-apens.
Et justement, Larchicharly revenait, hilare, avec son champ’ sous le bras.
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Charlot Laustrique fut stupéfié. Il tenait la bouteille entre ses jambes, une main autour de son col et l’autre tentant de faire tourner le bouchon, lorsqu’il entendit celui-ci sauter dans un fracas assourdissant.
Il leva les yeux et son étonnement redoubla. Ses deux interlocuteurs, toujours assis, venaient de sortir deux feux énormes de dessous la table ronde et le braquaient en souriant. Un peu de plâtre, qui continuait à tomber du plafond, lui indiqua que le bruit du bouchon provenait de celui qui s’appelait Coco. Il avait tiré en l’air le coup de semonce.
Larchicharly balbutia :
« Mais c’est une blague… faut pas, parce… »
L’air menaçant et tranquille avec lequel Bonape s’avança vers lui et lui mit le canon de son flingue sur le ventre le fit taire.
« C’est pas une blague, mon pote, fit Bonape. Tu lâches ton mousseux et tu mets les mains en l’air, sinon c’est toi qui sautes ! »
Larchicharly ouvrit les paumes et la bouteille roula sur le sol sans se casser. Il dressa ses bras vers le ciel. Ses doigts tremblaient. C’était vraiment un demi-sel.
Bonape fut satisfait. L’affaire s’emmanchait bien. Il n’aurait pas à digérer deux plats de résistance. D’ailleurs, celui du Mac’ lui suffisait. Il enchaîna, brutal :
« Fais pas l’malin. T’as aucune chance. L’endroit est désert, et dans les alentours y a personne pour entendre. T’as compris ce que ça signifie ? »
Des gouttes de sueur perlèrent au front de Larchicharly. Il bégaya :
« Oui, m’sieur… J’ai compris ! Mais vous savez, à part le fric que… le fric que vous m’avez donné, il y a pas un sou dans la caisse !
— Ta gueule, c’est pas l’argent que j’cherche… Quel est le téléphone du Mac’ ? »
Larchicharly se sentit un peu soulagé. C’était pas lui qu’on visait. Il reprit ses esprits :
« C’est 1-32-45 à Souillac, m’sieur ! »
Bonape désigna l’appareil, sur la caisse, à deux mètres de là.
« Tu vas lui téléphoner. »
Larchicharly dit, sans réfléchir :
« À c’t’heure, m’sieur, il ronfle, le Mac’. »
Une paire de gifles lancée à toute volée et qui laissa des zébrures rouges sur sa peau blanche lui apprit qu’il n’y avait pas d’heure pour les braves. Il rectifia de lui-même :
« Oui, m’sieur, j’vais téléphoner au Mac’, j’vous l’jure. Qu’est-ce qu’il faudra que je lui dise ? »
Bonape sourit :
« J’vois qu’t’es raisonnable… Tu vas lui dire qu’il prévienne personne, surtout pas le Père François, et qu’il vienne tout de suite à L’Hostellerie pour une affaire urgente. Tu lui préciseras qu’il y a un pacson de pépètes à la clef, pour lui, surtout s’il fait vite. »
Larchicharly connaissait les réactions de sanglier du Mac’. Le pire allait lui retomber sur la tête s’il n’arrivait pas à le bouger. Il larmoya :
« Mais si le Mac’ veut pas se déranger, m’sieur ? »
Bonape répliqua d’une voix glaciale :
« Mon gars, c’est à toi de trouver les mots qui te sauveront la peau, parce que si tu le persuades pas de venir, ne serait-ce qu’avec sa seule veste de pyjama, c’est toi qui vas au trou pour toujours. »
Il recula d’un pas et commanda, sans se retourner :
« Coco, exercice un ! »
L’avant-bras sur la hanche, Coco tira. La balle frôla Larchicharly et alla faire éclater une bouteille de jus de fruit sur l’étagère du bar. Le pamplemousse coula comme du sang de navet. Bonape conclut :
« Un coup court, un coup long. Le troisième sera pour ton bide ! Et adieu les jeunes années ! Au téléphone, et vite ! »
Les jambes en pâté de foie de canard et les mains moites comme une bouillotte qui fuit, Larchicharly décrocha l’appareil.
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Par chance, ce soir-là, le destin donna au neveu Laustrique un billet pour la tranche double chance. D’abord, dès qu’il eut le Mac’ au bout du fil, il se montra naturellement persuasif. Ensuite, celui-ci fut, contrairement à son habitude, affable, enjoué même. Il expliqua qu’il n’était pas encore couché. Il déclara même qu’une petite balade au Belvédère lui changerait les idées. Toutefois, avant de raccrocher, il insista :
« J’veux bien venir pour discuter avec toi, mais dis-moi donc de quoi qu’il s’agit, fiston !
— J’vous dis, m’sieur Maréchal, que j’peux pas vous expliquer ça par téléphone, mais que c’est pour un gros coup. C’est un copain de Paris qui me propose une combine en or. J’veux pas en parler à l’oncle François parce que, vous le connaissez, il prendrait tout pour lui tout seul. D’un autre côté, je suis pas assez costaud pour mener l’affaire en indépendant. Avec vous, ça serait chouette, archi-chouette ! On ferait cinquante-cinquante et ça irait chercher dans la brique et demie pour l’un comme pour l’autre, tous frais déduits… Mais faut faire vite, c’est pour cela que je vous téléphone.
— J’marche avec toi, fiston, et ton bidule, tu me l’expliqueras là-haut, mais dis-moi donc qui c’est, ton copain de Paris ?
— Il est à côté de moi, m’sieur Maréchal. Son nom vous dirait rien, et d’ailleurs, il m’a interdit de le nommer parce que c’est pas un ami de la maison poulaga. D’autant plus qu’il est venu, quelque chose comme incogniclandé, vous voyez c’que j’veux dire. Mais croyez-moi sur parole, c’est un archimec et son projet, c’est un archiprojet. »
Le Mac’ se rendit à l’évidence :
« Fiston, si tu veux pas m’le dire, c’est qu’t’as tes raisons et…
— C’est pour mieux vous rendre service ! coupa Larchicharly, prêt à toutes les veuleries et à toutes les trahisons pour se soustraire au grand voyage.
— … Alors, j’arrive, fiston. Je suis là dans un quart d’heure à tout casser. »
Charlot laissa le Mac’ raccrocher le premier. Puis, à son tour, il posa l’appareil et resta immobile, terrorisé par ce qu’il venait de faire. Il cherchait à deviner quelles explications il donnerait au Mac’ si celui-ci envoyait au tapis le directeur du Noisy-le-Sec Palladium et son acolyte Coco. Il n’eut pas le temps de se répondre. Un coup de crosse sur la nuque, donné avec violence par le même Coco, l’envoya au royaume des taupes. Il s’effondra lentement et resta étendu sur le sol.
Bonape jeta ses dernières instructions à son lieutenant.
« Tu le ficelles, tu le bâillonnes et tu le boucles dans un placard dont tu jettes la clef dans les bégonias. Faut pas qu’il puisse bouger avant demain. Moi, je vais repérer les environs pour que le Mac’ puisse pas m’arroser de soupe-à-la-grimace. Ensuite, j’irai me planquer en contrebas du parking pour le tirer par-derrière. Avec un fauve comme ça, il y a pas de gants à prendre. Si vous le loupez, il vous loupe pas. Alors, pas de ronds de jambe : je tire et j’descends d’abord ; j’m’excuse et j’complimente après ! »
Il brancha son silencieux sur le canon du Luger :
« Toi, tu t’écrases dans un coin d’ombre derrière la baraque et tu suis la bataille sans intervenir. C’est pas la peine d’attirer les voisins avec ton feu qui résonne comme une fanfare. Et n’oublie pas, tu n’entres en action que sur mon ordre.
— Compris, chef. »
Bonape avait le souci de son autorité. Il tint à avoir le dernier mot.
« Je pense pas avoir besoin de toi, Coco. Le Mac’, si poilu qu’il soit, je suis encore de taille à me le farcir tout seul. Sa force, il l’a surtout quand il fonce en avant. Moi, j’vais l’faire tourner comme sur les chevaux de bois. Il va plus savoir où qu’est le nord, où qu’est le sud. Et à ce moment, crac, boum, hue ! Je bondis de mon buisson portatif et je lui mets ma petite roulette sous le nez. C’est le zéro qui sort. Il a droit à un trou dans la tête, et ça fait un méchant de moins sur cette pute de planète.
— J’vous fais confiance, chef », opina Coco en tirant Larchicharly, inconscient, par le col de son veston et en se dirigeant vers l’office où il était sûr de trouver de la corde à jambon, des torchons à vaisselle et une chambre froide capitonnée de cubes de glace.
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Aidé de sa lampe de poche qui ne le quittait jamais, Bonape avait rapidement examiné les lieux. Il avait repéré les deux champs, situés derrière l’Hostellerie et séparés l’un de l’autre par de hautes barrières de planches. Le premier débouchait sur une sorte d’à-pic rocailleux qui surplombait une gorge, le second, infiniment plus vaste, déclinait en pente douce vers la vallée. Une immense grange, murée de bois, était plantée sur la gauche, là où le terrain s’aplatissait : Bonape en avait fait le tour et avait poussé la curiosité jusqu’à ouvrir la porte grinçante qui donnait accès à l’intérieur. Un bref jet de lumière lui avait fait découvrir un hangar à tabac, bourré de feuilles jaunâtres qui séchaient, pendues au-dessus d’un demi-étage qui occupait les trois quarts de l’espace, comme une loggia trop grande.
Il en était rapidement ressorti et avait jeté un regard circulaire. En aval, il avait deviné, dans le creux noir du paysage, les viviers Laustrique, comme autant d’immenses piscines construites en contrebas les unes des autres. En amont, il avait repéré la ligne de crête qui barrait l’horizon vers le haut. Il avait conclu qu’il avait son affaire bien en tête : si le Mac’ refusait le combat et décidait de fuir, ce serait vers la vallée. Il passerait en courant devant la grange et traverserait le terrain découvert qui menait aux bosquets d’arbres lovés au creux du mouvement de terrain. Ce serait là qu’il le descendrait, entre la grange et les arbres. Bien malin, ensuite, celui qui retrouverait le cadavre.
Puis il revint sur ses pas et alla s’embusquer de l’autre côté du petit muret qui bordait le parking.
Un bruit de voiture monta de la route. Il siffla pour s’assurer que Coco avait terminé son travail. Celui-ci répondit par le même sifflement qui sortit de l’encoignure du bâtiment. Tout était en place pour la polka des trajectoires.
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La vieille Simca s’arrêta en plein milieu du parking, éteignit ses phares et donna un coup d’avertisseur.
« Merde ! se dit Bonape. Ce maudit singe se doute de quelque chose. Attendons qu’il pointe l’oreille et visons juste ! »
Il arma son feu et mit le doigt sur la gâchette.
Deux bonnes minutes passèrent. Le Mac’ attendait-il l’ouverture pour faire demi-tour sur les chapeaux de roues et tenter une retraite en force à bord de sa guimbarde ? Cette menace forcerait Bonape à massacrer en rafale. Ce serait embêtant. Il gagnerait, évidemment, mais comme un chevillard, pas comme un artiste.
Il redoubla d’attention ; la portière avant droite de la Simca venait de s’entrouvrir lentement. En sortit précautionneusement la masse alpine du Mac’, sorte de Chéri-Bibi tragique, épais, lourd, rectangulaire comme une pierre de pyramide.
Bonape remarqua sur la seconde que le Mac’ avait un soufflant à la main. Il prit sa résolution en même temps. Il ajusta, visa et tira. Le Mac’ poussa un rugissement de douleur. Le revolver sauta de sa main droite et tomba sur le sol. Bonape tira une seconde balle, mais l’autre avait déjà fait un saut en arrière avec une agilité qui paraissait incompatible avec ses assises de porte cochère. Il s’était caché derrière la Simca. Bonape se mordit les lèvres de rage d’avoir interdit à Coco de tirer sans son ordre.
Maintenant, il était trop tard pour crier à découvert. Il tira une troisième fois, espérant atteindre le monstre à travers les glaces de la voiture. Il ne parvint qu’à faire voler le pare-brise en éclats.
Le Mac’ en profita pour s’enfuir. Il détala, comme l’avait prévu Bonape, en direction du pré en pente douce, ne voulant pas s’offrir en cible au moment où il tenterait de sauter les barrières de bois. Bonape s’élança à sa poursuite, résolu à le tirer comme un lapin. Mais, comme le Mac’ allait passer en courant devant la grange, Bonape, qui galopait derrière lui comme un dératé, cessa de regarder le sol pour l’ajuster, mit le pied sur une taupinière et boula dans l’herbe. Il poussa un juron et se releva immédiatement. Heureusement, sa présence d’esprit lui avait conservé son flingue dans la pogne. Ses yeux se portèrent à vingt mètres, sur l’espace plat où il avait résolu, dix minutes plus tôt, de descendre son rapace. Mais il abaissa son arme, abasourdi. Il n’apercevait aucune silhouette. Le Mac’ avait disparu. Le cœur battant, il s’efforça de reprendre ses esprits. Il commença par se tranquilliser. Il était toujours armé et le Mac’ ne l’était plus. Il était en effet improbable qu’il fût monté à l’hostellerie, tout comme un vulgaire Tartarin, avec deux feux. Restait évidemment le couteau, mais ça c’était un risque à courir.
Il commença à prendre le large et à faire le tour de la grange pour s’assurer, avec le maximum d’angle de vision, que le Mac’ ne tournait pas autour en même temps que lui. Il acquit la certitude que ce n’était pas le cas. Ne restait plus qu’une hypothèse possible. Le Mac’ disposait encore d’un surin. Et il avait choisi d’aller s’embusquer dans la grange. Il eut envie d’y mettre le feu, mais éjecta aussitôt cette idée folle qui compromettrait définitivement l’opération Laustrique. Il se résolut à tactiquer dans le repaire même de la bête. Mais il eut froid dans le dos !
Ce n’était pas une petite affaire. Un des deux allait crever et la moitié des chances n’était pas entièrement de son côté.
Il choisit de s’asseoir dans l’herbe, sachant que le Mac’ ne prendrait pas le risque de sortir. Et commença à réfléchir. Dix minutes plus tard, un nouveau plan, réglé, quadrillé centimètre par centimètre, s’était substitué à celui qu’il avait élaboré en premier. Il savait maintenant quels étaient les réflexes du Mac’. C’était d’eux dont il allait se servir pour le tuer.
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Bonape savait que le Mac’ s’était juché sur le demi-étage en loggia et caché derrière les deux ou trois premiers rideaux de feuilles de tabac. Il savait que ce serait de cette espèce de tremplin que cet affreux barbu des Carpates se jetterait sur lui et tenterait de lui briser les reins avant de l’étrangler. Il prit donc ses dispositions en conséquence. Il retira le silencieux du Luger pour que l’arme, moins encombrante, pût être à nouveau logée dans le holster, et répéta deux ou trois fois le mouvement d’inversé-renversé, un truc à zigzag qui, en gros, consistait pour lui à tirer dans le zig alors que l’autre croyait qu’il visait le zag.
La main dans sa veste, posée sur la crosse de son revolver, il s’approcha de la grange. Ses yeux furent alors attirés par un reflet brillant dans l’herbe. Il se baissa. C’était un couteau à cran d’arrêt dont le manche était taché de sang frais. Il l’examina soigneusement et un sourire de triomphe illumina son visage. Ce surin prouvait que le Mac’ n’était pas porteur d’un deuxième soufflant, qu’il avait dégainé son arme blanche avec sa main, blessée par le premier coup de feu de Bonape et que, dans sa précipitation à s’aller cacher dans la grange comme un gros benêt d’animal qui se laisse enfermer dans un champ clos, il avait perdu son ultime instrument d’assaut. Il ne lui restait plus que des moyens de défense : ses muscles d’homme-canon, sa souplesse d’haltériste et sa grosse cervelle camuse remplie d’instincts bestiaux. Ça changeait encore les données du problème. Dans la tête de Bonape, un troisième plan se substitua au second. Non seulement il allait tuer le Mac’ mais, en plus, il allait le tuer d’une telle manière qu’ensuite l’enquête de police conclurait tout naturellement à l’accident. Il ramassa le couteau, le prit dans sa main droite, rentra la lame dans le manche, posa le pouce sur le déclic de sortie, remisa son Luger dans le holster, sortit la lampe de sa poche et marcha vers la grange. Il attendit deux bonnes minutes, l’oreille aux aguets, retenant son souffle et, soudain, donna un violent coup de pied dans les planches. La porte s’ouvrit comme sous l’effet d’une tornade.
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Bonape prit un risque fabuleux. Il alluma sa lampe de poche. Le faisceau lumineux fit lentement le tour de la grange, balayant le sol de terre battue où traînaient des poignées de paille, les parois de bois et les poutres de soutènement, le demi-étage avec les feuilles de tabac derrière lesquelles était planqué le Mac’ et alla se perdre dans les toiles d’araignée de la charpente.
Bonape s’avança à découvert, comme un homme trop sûr de soi, jusqu’au milieu de la pièce, à deux mètres au large du bord supérieur de la loggia qui le dominait de trois mètres environ. Là, il fit un faux mouvement, trébucha, tomba d’abord sur les genoux, puis se retrouva allongé sur la terre battue, tandis que sa lampe roulait au loin.
Il n’eut pas longtemps à attendre pour que l’autre se précipite dans son piège. Il entendit un puissant souffle, celui du tigre qui débusque sur l’antilope : c’était le Mac’ qui, croyant saisir une occasion inespérée d’en finir, sautait dans le vide, buste en avant, comme un plongeur, pour écraser son ennemi.
Entre le moment où les cent trente kilos du Mac’ quittèrent le demi-étage et celui où ils auraient dû venir s’affaler sur le corps fluet de Bonape, celui-ci s’écarta brusquement en se retournant d’un puissant mouvement d’épaule, mais en laissant son bras droit écarté à l’équerre, poing serré : dans sa paume dressée vers le ciel, la lame du couteau du Mac’ dont le manche trouvait son appui sur la terre battue.
Le choc fut effrayant mais Bonape ne cilla pas. Ce ne fut pas la lame qui rentra dans la gorge du Mac’, ce fut la gorge qui rentra dans la lame, faisant éclater la carotide et un tas de bricoles encore moins jolies dès qu’elles sont visibles à l’œil nu.
Le Mac’ n’eut même pas le temps de s’étonner de sa mort. Il resta là, plaqué au sol, les bras devant lui, les yeux vitreux comme ceux d’un bovidé après l’équarrissage, et sa grosse masse pataude stupidement figée comme un sac de grain oublié.
Bonape retira son bras de dessous ce gros imbécile, se releva, se frotta le poignet qui en avait pris un coup, ramassa sa lampe et remonta vers l’hostellerie pour retrouver Coco.
Le plus dur était accompli.
Maintenant, il restait à faire peur à François Laustrique.
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Sitôt qu’il fut remonté dans sa DS au volant de laquelle attendait Coco, Bonape, encore essoufflé, donna ses instructions :
« Il est trois heures vingt. Laustrique a l’habitude de quitter son domicile à cinq heures pour gagner les viviers. J’entrerai donc dans le jeu à cinq heures moins cinq. Il faut donc que nous soyons à cinq heures moins huit sur la place de l’église de Lanzac. La maison de Laustrique est juste en face. Tu as vérifié le talkie-walkie ?
— Oui, Patron. Tout est en ordre. Vous aurez les contacts avec les autres sur la seconde.
— Si c’est toi qui transmets, tu te souviendras : mon indicatif, c’est numéro Grand Un, et les autres, c’est : pour l’équipe Levagrame, section A ; pour Grand Louis, c’est section B, et pour le tandem Lagrouche-Cambron, c’est section C… Maurice, c’est pas la peine de s’occuper, je le connais, il sera là recta !
— Compris !
— Bon. Maintenant, roule doucement dans la campagne pendant quatre-vingt-cinq minutes, mais sans t’éloigner de plus de vingt kilomètres de Lanzac. Moi, je vais dormir. »
Et il renversa le siège manœuvrable de la DS. Trente secondes plus tard, sa respiration se faisait calme et régulière.
Coco admira, in petto, la maîtrise de soi qu’avait Beau Léon. Il ne dormait jamais si bien qu’avant d’en découdre.
Voire même après en avoir décousu. Car si Beau Léon n’avait pas touché un mot du Mac’, Coco savait que c’était parce qu’il lui avait réglé son compte une fois pour toutes.